l'atelier

Gilbert Dupuis – 8 rue Nationale, 35000 Rennes – tél.: 02 99 79 22 47

 



Un retour de préhistoires #1


L’invitation, avec d’autres artistes, aux premières «Rencontres des Causses du Quercy Lot, Préhistoire de l’art… histoire de mains»[1] sera pour moi l’occasion d’un commentaire sur la relation que je peux entretenir avec l’art dit préhistorique en m’appuyant sur les exposés des préhistoriens lors de ces rencontres, sur la visite privée de la grotte de Roucadour, ainsi que la visite publique de la grotte du Pech Merle et quelques souvenirs.

Ma présence à ces rencontres se justifiait par une vision que l’on peut avoir de mes travaux avec ce qu’ils comportent de matériaux bruts et de gestes simples. Ce regard aurait pu être favorisé dans le cadre d’une présentation, encore que l’on pouvait ou aurait pu se référer à l’exposition « TRI » à la maison des Arts de Cajarc en 2002[2].
À cette occasion, j’avais pu écrire :
« Le long des vallées du Lot et du Célé, les falaises laissent sourdre par les fractures de la roche des coulées complexes, noires et ocres. Dans les grottes du Pech-Merle et d’ailleurs, les artistes ont peint avec la plus grande économie en noir et ocre rouge à partir d’emplacement et de lignes données par la pierre…, s’appropriant les phénomènes, les utilisant à leur compte, marquant le lieu. » (Cf. texte complet en fin d’article)
et déclarer que les artistes auxquels je pensais le plus, quand je suis dans mon atelier, sont les hommes préhistoriques. Mais ce rappel devient paradoxal dès le moment où je me suis rendu compte que c’était une façon de laisser leur mémoire m’habiter, et que je n’avais jamais cru bon de rationaliser cette remarque ni même de la détailler.

Un autre regard m’a rappelé cette relation atemporelle lors de l’exposition Passages de l’écriture[3] où j’avais exposé principalement une série «  d’objet-croquis ». Vers la fin de l’accrochage, deux étudiantes en histoire de l’art sont venues me trouver. Celle qui était d’origine chinoise m’a lancé d’un air ravi : « Nous aussi, nous sommes animistes » !

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Retrouvailles, extrapolation, exagération ? En tout cas grande surprise pour moi. Les objets que je montrais n’étaient certainement pas déclaratifs, et certainement pas d’une religion particulière. De façon générale, les relations entre des oppositions comme le concret et l’abstrait, le tangible et l’intangible, entre l’ostentatoire et le caché, mais aussi plus simplement entre l’absorbé et le réfléchi de la lumière, ou même encore entre le lourd et le léger, seraient plutôt les caractéristiques de mes travaux. Si l’une des définitions du « dictionnaire sceptique »[4] concernant certains animistes est : « Certains pensent que les objets inanimés ont une âme. », ce qui reprend la célèbre formule de Lamartine : « objets inanimés avez-vous donc une âme », ma propre définition serait que c’est le regard de l’autre qui anime l’œuvre, en libérant plus ou moins, ce que l’artiste a inclus consciemment et inconsciemment. Le « Nous aussi, nous sommes animistes » était néanmoins une forme de sympathie surprenante mais appréciable comme une forme différente dans les échanges convenus.

Le discours des préhistoriens appuyés sur des illustrations est celui d’un collège savant. Un artiste, lui, serait supposé tirer le mot « art » vers une conception contemporaine autonome et non vers le sens plus général d’ouvrage technique dont l’utilité serait ici rituelle.
Ma curiosité pour les sciences et les techniques ne suppose pas a priori que je puisse apporter moi-même un renseignement utile à un savoir constitué, une science. Pourtant, le fait que c’est bien aussi en tant qu’artiste que je peux m’intéresser au sujet d’une étude pourrait être aussi l’indice d’une permanence insoupçonnée dans les rapprochements que l’on peut faire entre une pratique d’art particulière et des manifestations d’art dans une culture apparemment lointaine dans le temps et étrangère à nos codes sociaux.
La comparaison de l’art préhistorique avec les pratiques tribales encore visibles est devenue licite. L’expérience des préhistoriens rejoint celle des ethnologues.
Quitte à établir un rapprochement entre mobilier et immobilier, j’ai repensé à ce souvenir d’Afrique en voyant les gravures de la grotte de Roucadour, puis leur relevé. En 1960, au moment où l’indépendance de la Côte d’Ivoire s’organisait, j’ai accompagné dans trois villages le directeur de l’artisanat retourner des objets après leur exposition à Abidjan : des tissages, des poteries de Katiola[5] et des masques en pays Senoufo. Les villages ne comptaient apparemment que des cases, c’est-à-dire aucune construction coloniale et comme Katiola c’était leur « excellence » qui leur avait donné une spécialité pour alimenter en tissages, poteries et masques les lieux environnants. À notre arrivée dans le village-aux-masques aucun de ceux-ci n’était visible et ce à mon grand regret. Toute la production du moment formait un tas recouvert de terre et « mûrissait » ainsi. Je me suis demandé si chacun retrouvait sa création personnelle après cette mise en commun ou si la patine obtenue n’allait pas au contraire être homogénéisation. Le style du groupe, outre ses autres caractéristiques formelles, serait ainsi scellé et la revendication personnelle dépassée.
Peu après, je reçus un avis dépréciatif sur cette procédure comme étant une façon de vieillir artificiellement le bois pour faire croire aux « touristes » que c’était des pièces anciennes. Pour moi, rien ne concordait sur cette hypothèse conventionnelle, en particulier l’invitation qui nous a été faite à visiter le monticule : les masques étaient là mais invisibles, et aucune proposition commerciale ne nous a été faite. Devant ma perplexité et ma déception de ne rien voir des sculptures, un enfant d’environ six ans me tendit spontanément un objet qu’il conservait en nous observant : un petit masque maladroitement taillé, avec toutes les caractéristiques des masques Senoufo, mais en bois clair et de dix-neuf centimètres de haut. Quarante-cinq ans après, ce masque malhabile a gardé cette apparence claire.

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Ainsi, le style des gravures de Roucadour est homogène, et l’on pourrait être presque tenté d’attribuer leur exécution à une seule personne mais l’entassement même des figures, particulièrement important ici, m’a fait penser à cette mise en commun du clan.
Au Pech Merle, par contre, mon impression avait été que la « frise noire »[6] était de la même main, ce qui serait aussi l’avis de préhistoriens. L’art, dit préhistorique, est très différent d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre. Il l’est aussi dans ses fonctions. La « frise noire » du Pech Merle m’a d’emblée ému esthétiquement, globalement. Les gravures de Roucadour m’ont frappé par leur localisation, leur enfouissement dans une faille rocheuse, leur situation cryptique. Dans cette grotte, outre les gravures faites directement sur la paroi nue, des surfaces colorées informelles sont gravées. Cette procédure pourrait être une insistance active plus que celle d’une volonté de monstration. Les traits sont ce qu’on appelle des « tailles rangées » et pourraient être aussi des signes comptables.
Dans le village africain, la raison technique, donner une coloration au bois des masques, n’empêche aucune autre. La raison esthétique ; que cette coloration soit réussie, en est une autre. Que ce style du groupe soit une signature, encore une autre. Que le bois sculpté par l’homme retrouve une surface naturelle, par ré-immersion dans un autre corps-nature, la raison serait autant artistique que magique. Ce qui peut se transmettre avec la couleur issue de la terre sera aussi une force, le continuum d’une force. Pour un artiste, la couleur n’est souvent pas la recherche du décor convenable mais la force agissante avec les autres données de l’œuvre en construction. Il s’agit ici des relations entre les couleurs, les formes, les proportions, les quantités des figures, leur fragmentation, les qualités de surface, soit tout ce que l’on peut nommer comme éléments plastiques ou visuels et aussi ceux que l’on ne sait sans doute pas nommer.

Actuellement je peins des formats de 149,5 cm x 149,5 cm. Le support est un matériau composite moderne utilisé dans le bâtiment pour protéger les toits sous la couverture. Les formes que j’ajoute en les collant ou les traçant sont surtout de la peinture sur - et à travers - du voile de forçage[7]. Ce voile est déjà présent en couche superficielle du support composite. Je cherche à associer ces formes mi-déchirées, mi-découpées dans l’espace de ce support d’où elles sembleraient émerger.
Ce ne sont pas des imitations de pratiques ancestrales, mais les principes techniques sont les mêmes, peindre, graver ou découper, enlever ou déposer de la matière. Ce ne sont ni des peintures rupestres ni des alignements de menhirs. Si quelqu’un le pensait ou si quelqu’un y pensait, cela ne me dérangerait pas outre mesure. Certains artistes préféreront être plus chaman que peintre, ce n’est pas mon cas, mais je vois effectivement une ressemblance avec les pratiques artistiques préhistoriques dans une volonté, celle de faire émerger d’abord pour son propre compte des formes à partir du monde tel que nous pouvons le fréquenter.

Labastide-Murat et Rennes, août-septembre 2005

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Texte cité :
L’empreinte picturale

Le long des vallées du Lot et du Célé, les falaises laissent sourdre par les fractures de la roche des coulées complexes, noires et ocres. Dans les grottes du Pech-Merle et d’ailleurs, les artistes ont peint avec la plus grande économie en noir et ocre rouge à partir d’emplacement et de lignes données par la pierre…, s’appropriant les phénomènes, les utilisant à leur compte, marquant le lieu.

Ce qui transite dans l’empreinte, ce serait une forme ou un fragment de forme. Cette forme est donc dématérialisée pour être rematérialisée ailleurs, d’un corps à un autre. Il y a nécessairement de l’emprunt dans l’empreinte.
Peindre serait le passage d’un matériau déplacé. Par cet apport, le support est modifié et l’ensemble, une peinture, se rend ainsi autonome du contexte.
Dans les diversifications d’opération que l’on peut nommer gravure, peinture ou photographie, l’empreinte est plus productive que reproductive en se développant dans des situations diverses. Aucun moyen, brut ou de technologie sophistiquée, n’échapperait aux mêmes artéfacts fondateurs : déposer, appliquer, relever, transférer… Il s’agit donc ici de mettre en œuvre cette permanence.

Des plaques de verre déposées sur le terrain, sol ou paroi, le modifient provisoirement en accélérant des phénomènes de condensation ou de dessiccation. Elles convoquent dans le même temps les reflets, lumières et ombres fugitives dont la photographie peut faire une empreinte à distance. Elles-mêmes, gravées, projettent sur les parois ce qu’elles ont pu leur emprunter. L’ordinateur manipulateur d’images sera chargé de rapprocher de la mémoire ce qui fut observé en direct et muté par l’objectif.
Autres «serres de contact», les voiles de non-tissé, légers mais résistant aux intempéries, sont utilisés en agriculture sous les appellations de voiles de forçage ou de voiles de croissance. Ils ont été étendus ici sur les surfaces rocheuses accidentées : éboulis, amas ou murs de pierres, et les lignes d’arête estampées en initiant les traces de peinture.

Gilbert DUPUIS
Rennes, printemps 2002



NOTES :

1 - http://www.prehistoire-art-mains.com/
«La gravure pariétale et la gravure rupestre» à Labastide-Murat et Espédaillac,
du 26 août au 28 août 2005,
organisation Jean-Paul Coussy, inventeur de la grotte de Roucadour,
ouverture par Pierre Daix, Jean Clottes, Emmanuel Anati,
préhistoriens : Norbert Aujoulat, Dominique Baffier, Pierre-Yves Demars, Roger-Marie Seronie-Vivien, Marc Azema,
artistes : Albert Bitran, Louttre.B, François Bouillon, Henri Cueco, Michel Cure, Gilbert Dupuis, Yann Fabès, Robert Groborne, Konrad Loder. [retour]
2 - Cf. page sur le site : http://www.estampes.com/atelier/GD/expos/cajarc/visite.php# [retour]
3 - Galerie Art & Essai, Rennes, 1995.[retour]
4 - http://www.sceptiques.qc.ca/SD/animism.html [retour]
5 - celles-ci, après leur réputation locale sont devenues célèbres. [retour]
6 - http://www.quercy.net/pechmerle/visite_fr.html [retour]
7 - utilisé en agriculture comme serre de contact [retour]

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